Sophie Lamorté : « Être la première femme à faire monter un club en BGL Ligue »

Directrice générale du FC Schifflange 95, Sophie Lamorté est passée dans nos bureaux pour un entretien vérité. Son rapport au football, les challenges d’être une femme, la saison de son club et le futur : la dirigeante n’élude aucun sujet.

Quel est votre rapport au football dès le plus jeune âge ?

J’ai été élevé dans une famille de footeux où si je ne regardais pas le foot à la télé, je ne regardais rien (rires) ! Dès mon plus jeune âge, j’étais dans une classe sport études foot, donc tous mes amis pratiquaient. De mon côté, je n’ai jamais voulu jouer – j’étais plutôt handball – mais pour m’intégrer à tout le monde, j’ai commencé à m’intéresser, à me mêler aux conversations, et à comprendre le football.

Comment est-on passé de la passion à ce rôle de Directrice Générale au sein du club de Schifflange ?

Au départ, j’ai débuté en 2015 avec le Progrès Niederkorn où je leur ramenais des sponsors. Comme je travaille beaucoup avec un réseau, ça me permettait de travailler le mien, et cela m’a permis de vraiment m’immerger dans le foot luxembourgeois. Puis, en 2018, il y avait des rumeurs comme quoi Pjanic allait être transféré au Real Madrid. Un nouveau président à Schifflange, qui était ami avec le père de « Miré », reprenait les rênes. Je connaissais le père de Pjanic, qui m’a dit que s’il y avait un transfert d’argent vers Schifflange, celui-ci risquait d’être mal géré. De fil en aiguille, il m’a proposé d’aider vis-à-vis de tout cela, et j’ai accepté d’épauler ce nouveau président. C’était du bénévolat, tout comme aujourd’hui. Au final, Pjanic n’a pas signé à Madrid, mais cela ne m’a pas empêché de constater que le club n’exploitait pas assez le passé du joueur à Schifflange pour l’utiliser sur des tournois, et, indirectement, faire rentrer de l’argent. J’ai donc mis en place le tournoi Pjanic, qui a permis la première année de récupérer 20 000 euros, et la seconde année un peu plus. Peu après, j’ai recruté Ilies Haddadji pour former un binôme et nous avons monté un projet clair sur quatre années : deux ans pour monter en Promotion d’Honneur, puis deux ans pour rejoindre la BGL Ligue. Dès la première année, on monte de Première Division en Promotion d’Honneur. Malheureusement pour Schifflange, le Racing est arrivé et a offert une belle opportunité à Ilies. On a donc dû continuer à aller de l’avant, et l’arrivée d’Ismael Bouzid a été prépondérante dans les bons résultats du club jusque maintenant. Au point d’ailleurs qu’il reçoive une offre du Golfe, ce qui, évidemment, incite à la réflexion. C’est une nouvelle preuve, s’il en fallait une, que dans le football, tout va très vite.

Combien de temps vous prend la gestion du club dans votre quotidien ?

C’est un double job, tout simplement. Maintenant, cela fait vingt ans que je travaille dans le management avec une grande majorité d’employés homme. Donc quand on est habituée à gérer 250 ouvriers, 20 footballeurs, c’est aussi faisable (rires) ! J’ai aussi eu la chance de me créer un réseau assez conséquent, ce qui aide beaucoup sur le recrutement. C’est sûr que c’est très chronophage, que je ne suis pas rémunérée pour cela, mais il y a un réel sentiment de récompense – surtout en tant que femme – quand les grandes écuries de BGL Ligue me contactent pour les aider sur telles ou telles situations. C’est valorisant.

En tant que femme dans le football, La principale difficulté c’est de devoir prouver deux ou trois fois pour que les gens vous prennent au sérieux

Précisément, vous êtes une des très rares dirigeantes féminines au sein du football luxembourgeois. Quelles sont les difficultés dans un monde très majoritairement composé d’hommes en tant que femme ?

La principale difficulté c’est de devoir prouver deux ou trois fois pour que les gens vous prennent au sérieux. J’ai d’excellents rapports avec Fangueiro, Resende, Carzaniga, que je considère comme des amis. Mais la première fois que je les ai rencontrés, ils ont pu me dire des phrases comme « Ah mais en fait tu comprends vraiment le foot ! ». Ce sont des petits trucs qu’on pourrait mal prendre, mais ayant toujours évolué dans des mondes majoritairement masculins, je sais que c’est comme ça, et qu’il n’y a pas de mauvaise intention derrière. Mais c’est certain qu’il faut prouver, prouver, prouver. Et c’est aussi une forme de motivation. « Vous pensez que je ne comprends rien au foot ? Alors vous allez voir ». J’ai eu des staffs qui ne voulaient même pas que je me mêle du sportif. Alors qu’aujourd’hui, avec Ismael, il n’hésite pas à demander mon avis, y compris sur le volet sportif, donc quelque part, c’est la preuve que je connais pas trop mal mon sujet (sourire)

Après plusieurs années au sein du club, une promotion en PH, et une deuxième place à la trêve, ressentez-vous encore cette obligation de prouver aujourd’hui ?

Quand je vois tous les appels que je reçois aujourd’hui pour me demander de l’aide, c’est que j’estime avoir réussi. Maintenant, ce n’est pas mon cheval de bataille. Mon réel objectif, il est clair : être la première femme à faire monter un club en BGL Ligue. Ce serait une réelle satisfaction personnelle. C’est à l’heure actuelle ce qui me motive le plus. Et le faire avec nos petits moyens, avec nos propres fonds, c’est un vrai défi. 

Je pense qu’il manque cruellement de femmes, et j’espère voir ça se faire petit à petit

Estimez-vous qu’il y a un manque de femmes dans le football luxembourgeois ?

Une femme qui n’a pas les compétences n’apportera rien, évidemment. Il faut le tempérament, les aptitudes, l’envie, et ce dans tous les cas. Mais je pense quand même que le coté maternel, affectueux d’une femme apporte un rapport différent avec les joueurs, qui permet – selon moi – de mieux faire passer certains messages. On voit aujourd’hui globalement dans la société de plus en plus de femmes dans des postes de directions, et je pense que cela s’explique en effet par notre capacité à manager en offrant plus d’affect. Et la gestion du conflit hommes/hommes est toujours différent de celui hommes/femmes. Quand je rentre dans mes joueurs – car je ne les épargne pas – ça ne se traite pas de la même manière, et cela peut apporter du positif.

Devenir la première femme à monter un club en BGL Ligue pourrait-il inciter plus de femmes à s’impliquer dans des postes à hautes responsabilités dans le football luxembourgeois ?

Ce qui est certain, c’est que mes copines n’ont pas envie de venir le dimanche sur un stade de foot (rires) ! Je pense qu’il faut être passionnée, voire cinglée, pour se lancer là-dedans. Il ne faut pas oublier que ce foot semi-professionnel au Luxembourg est très atypique. On a déjà Carine Reuter qui bosse dur, et qui a fait du très bon travail avec son académie. Et au-delà du Luxembourg, on en voit de plus en plus. Mais dans l’ensemble pense qu’il manque cruellement de femmes, et j’espère voir ça se faire petit à petit.

Comment jugez-vous l’évolution du football féminin ainsi que la position de la femme dans le microcosme du football au Grand-Duché ?

Cela évolue au même rythme que la société dans sa globalité. On voit plus de femmes prendre des postes de direction. Maintenant, et je sais que ces propos vont probablement faire grincer quelques dents mais je l’assume : pour moi, le football reste dans l’ensemble un sport plus masculin. Maintenant, le fait qu’il y ait des équipes féminines, des grandes compétitions internationales etc, je pense que c’est une excellente chose. Et si l’on analyse de plus près ce qu’il se passe ici, la vérité, c’est que le championnat féminin aurait besoin d’une refonte complète. Entre les forfaits, le Racing qui gagne tout, des gamines de quinze ans qui jouent avec des seniors… Il y aurait une vraie évolution à mettre en place. On a beaucoup évolué, mais on demeure en retard au Luxembourg.

Avec une deuxième place à la trêve, Schifflange est dans les cordes pour une montée. Est-ce l’objectif assumé au sein du club ?

Je ne vais pas non plus jouer la langue de bois. En soi oui, on y pense. Maintenant, dans une division où tout le monde peut battre tout le monde, et dans laquelle on n’a que quatre points d’avance avec quinze matchs restants, on ne peut surtout pas s’enflammer. Je continue de dire à mes joueurs que ce que je veux, c’est le maintien au plus vite. On en est proche mais je me rappelle que l’année dernière, à un moment, on a pris 7 points en 12 matchs. Rajoutez à cela que si mon staff est débauché par des écuries avec lesquelles on ne peut rivaliser, cela change aussi beaucoup de choses.

D’accord, mais en l’état : si on vous demande aujourd’hui si cela serait une déception en fin de saison de ne pas monter, seriez vous d’accord ?

Une déception, oui. Un échec, non. De toute façon, il faudra vraiment se focaliser là-dessus à partir de fin mars, au moment où on aborde la dernière ligne droite.

Aujourd’hui, les joueurs qui sortent de centre de formation et qui viennent au Luxembourg, on sait qu’ils pensaient être pros un jour, et qu’ils sont dans la déception

Quel a été le rôle d’Ismael Bouzid et son staff dans les excellents résultats sportifs ?

Pour moi, c’est clair : Ismael, c’est le maître d’orchestre de l’équipe. Le jour où il va arrêter, ça va être un réel coup dur, au même titre que le départ d’Ilies par le passé. Nos résultats à l’heure actuelle sont grandement explicables par tout le boulot du staff. Il y a un investissement de dingue et une réelle exigence. Ismael en demande énormément à ses joueurs, parfois peut-être trop, mais cela en dit long sur son professionnalisme et son envie.

Le club a t-il les ressources financières et structurelles pour réussir à trouver sa place en BGL Ligue en cas de montée ? 

C’est comme partout au Luxembourg : cela sera compliqué. La commune a pour projet de créer une zone sportive avec deux stades. Il faudra voir. On fait déjà aujourd’hui le maximum pour professionnaliser au maximum, et pour qu’ainsi, en cas de montée, on ne parte pas de zéro. Maintenant, financièrement, on sait que cela n’est pas le même budget. Et il faudra continuer dans l’optique que nous avons à l’heure actuelle : à savoir être franc sur la situation au pays. Aujourd’hui, les joueurs qui sortent de centre de formation et qui viennent au Luxembourg, on sait qu’ils pensaient être pros un jour, et qu’ils sont dans la déception. En passant par ici, ils ont une infime chance de pouvoir potentiellement jouer des Coupe d’Europe et être visible ailleurs pour rebondir. Mais je ne leur vends pas de rêve. Quand je vais les chercher, je suis clair : « Vous aurez un petit billet par le foot, et je vous trouve un travail ». Je veux proposer un projet de vie à ces gamins qui ont été laissés un peu à l’abandon. C’est ainsi qu’on arrive à conserver un budget salarial moindre.

Ce business model tient-il la route en BGL Ligue ?

Hormis Dudelange, Hesperange, le Racing et Differdange, quasiment personne n’a de joueurs qui ne travaillent pas. Quand on voit ce qu’il se passe à la Jeunesse, au Fola, on se rend compte d’une chose : il faut faire attention, toujours, ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre, et rester rigoureux. Il est possible que bientôt, il n’y ait plus d’investisseurs qui investissent des fonds propres, car on sait que c’est à perte. Il faut donc rester selon moi sur du semi-professionnalisme, avec un business model rigoureux : le joueur travaille, il prend un petit bonus foot, et si jamais il a la chance de retrouver le monde professionnel, bravo à lui. Si cela n’arrive pas, alors il aura une réelle stabilité de vie.

Le football luxembourgeois est dans une situation financière compliqué à l’heure actuelle. En tant qu’observatrice, avez-vous une forme d’inquiétude sur la pérennité du championnat ?

Je ne suis pas inquiète, mais je le redis : il faudra changer les business model. Quand je vois ce qu’on paye certains gamins de dix-neuf ans aujourd’hui, je trouve qu’on marche sur la tête. Ensuite, le fait que l’on soit passé de sept à cinq joueurs luxembourgeois sur la feuille de match va logiquement baisser leur valeur sur le marché et peut-être calmer cette frénésie sur les sommes dépensées. Il faudra travailler différemment, tout simplement. Le fait qu’il y ait moins d’argent peut aussi rendre le tout plus sain. Un suivi durant la formation, avec un accompagnement scolaire, c’est essentiel. 

Après plusieurs années au sein du club de Schifflange, vous voyez-vous rester encore longtemps dans le football, ou y a-t-il une possibilité de vous voir arrêter ?

Chaque jour, je me dis que je vais arrêter (rires) ! Et au final, je me rappelle que beaucoup de gens comptent sur moi. C’est eux qui me font tenir. Mais si sur une saison j’ai deux satisfactions sur vingt-cinq joueurs car j’ai réussi à les mettre dans le monde actif, car ils sont bien installés ou parce qu’ils sont devenus pères, cela me donne l’énergie pour continuer. Maintenant, ce qui est certain, c’est qu’il faudra une restructuration au sein du club de Schifflange. Parce que là, sincèrement, ça fait beaucoup (rires) !

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