Anthony Villeneuve : « Le coût du travail pèse sur la compétitivité des entreprises »

La Chambre de Commerce du Luxembourg a sorti son 9e baromètre de l’Economie il y a quelques semaines. Une enquête semestrielle, à laquelle ont répondu 611 entreprises, qui se base sur des indicateurs d’attractivité, de rentabilité et de compétitivité afin de dresser un état des lieux de la conjoncture luxembourgeoise. Et plusieurs signaux, comme la forte hausse du coût du travail, la stagnation de l’emploi ou encore la chute des investissements, inquiètent. Décryptage de cette enquête avec Anthony Villeneuve, économiste à la Chambre de Commerce.

Selon les résultats de votre dernier baromètre et les mots de Carlo Thelen (Directeur de la Chambre de Commerce), l’environnement économique continue de se détériorer au Luxembourg. Quels sont les principaux indicateurs qui vous permettent de confirmer cette tendance et de tirer la sonnette d’alarme ?

On a un certain nombre d’indicateurs pour évaluer le climat des affaires et cela se traduit par un score général en additionnant les différents critères. Et on obtient le plus mauvais score depuis la pandémie… On est vraiment sur un climat qui se dégrade. Et l’indicateur qui nous inquiète le plus est la confiance. Lorsque l’on interroge les chefs d’entreprise sur leur degré de confiance quant à l’avenir de l’économie luxembourgeoise, il n’y en a que 66% qui se disent confiants. C’est un chiffre qui est même en-dessous de ce que l’on trouvait en pleine pandémie. Le problème est que la confiance, c’est le moteur de la croissance. On a des risques à court et moyen terme que la situation économique se dégrade.

Cela s’explique, l’environnement économique est très mouvant, d’abord en raison des tensions géopolitiques mondiales (guerre en Ukraine notamment, qui a généré une crise sur les prix et un inflation inédite sur les trente dernières années). Il s’agit d’un choc très brutal, qui fait suite au choc de la pandémie. Il faut ajouter à cela une spécificité luxembourgeoise : l’inflation a des conséquences importantes sur le coût du travail avec l’indexation. Sur les dix-huit derniers mois, on a quatre tranches indiciaires qui ont été déclenchées. Cela pèse évidemment sur la rentabilité des entreprises et donc sur leur compétitivité.

Certaines entreprises internationales, mais aussi des structures de taille moyenne, réfléchissent à délocaliser leur siège, leur filiale ou leur site de production si la tendance venait à se confirmer. Quelles seraient les principales conséquences d’un tel mouvement pour le Luxembourg ?

Comme dans toute économie, une entreprise qui quitte un pays, ce n’est jamais un signal positif et cela peut en effet avoir des conséquences importantes. On est particulièrement attentif à ce qu’il se passe au niveau de la place financière, puisque c’est un secteur absolument stratégique pour le Luxembourg (il représente un tiers des emplois). Le Luxembourg est un petit pays avec des ressources assez limitées (humaines, capitalistiques, naturelles), donc toute sa prospérité se construit autour de sa capacité à attirer des ressources de l’étranger et à les ramener sur son territoire. Donc si le Luxembourg perd cette attractivité, c’est tout son modèle économique et social qui est remis en cause.

Quels sont les principaux facteurs qui expliquent ce déclin continu depuis dix-huit mois et cette crise de confiance ?

Comme je le disais, il y a le climat international ; d’ailleurs la crise de confiance n’est pas uniquement luxembourgeoise, elle est globale. Au Luxembourg, cette situation est aggravée par l’augmentation du coût du travail qui pèse sur la compétitivité des entreprises.

« l’emballement que l’on a eu sur les indexations salariales et sur le coût du travail au Luxembourg a des conséquences très importantes sur l’investissement. »

Ce sont surtout les secteurs de l’industrie (-17%), du commerce (-8%) et de la construction (-10%) qui ont connu une baisse substantielle de leur activité. Pourquoi ?

Ce sont les trois secteurs sur lesquels nous sommes en effet le plus en alerte car ils sont à forte densité de main-d’oeuvre. Le coût du travail pèse lourd dans la structure des coûts pour eux. Quand ce coût du travail augmente aussi vite comme cela a été le cas les derniers mois, cela devient difficile… Surtout qu’il s’agit de secteurs qui sont dans une concurrence internationale. Un producteur de pneus comme Goodyear au Luxembourg voit ses coûts salariés qui augmentent quand ceux de ses concurrents n’augmentent pas aussi vite.

On a également une petite inquiétude sur le secteur de l’HORECA (Hôtellerie-Restauration), qui se dégrade très vite, pour les mêmes raisons.

Un autre indicateur est dans le rouge, ce sont les investissements qui s’effondrent. Alors que le contexte global nécessiterait justement davantage d’investissements… Cela nous donne une conjoncture assez préoccupante.

Là encore, cela s’explique en grande partie par la progression des coûts. Quand les coûts augmentent, on doit les répercuter ailleurs et c’est souvent sur les investissements que cela pèse. Dans notre baromètre, on a demandé aux entreprises comment elles avaient répercuté l’indexation sur leur stratégie : 60% d’entre elles ont partiellement répercuté sur les prix, 27% ont répercuté intégralement sur les prix, 45% ont retardé des suppressions d’emplois, 40% ont renoncé à certaines suppressions d’emplois ; enfin sur l’investissement on a 52% des entreprises qui disent que les indexations les ont conduites à renoncer à des investissements et 44% déclarent qu’elles les ont poussées à renoncer à des investissements. Cela veut dire que l’emballement que l’on a eu sur les indexations salariales et sur le coût du travail au Luxembourg a des conséquences très importantes sur l’investissement. Et nous craignons que ce ralentissement de l’investissement ait des conséquences à court et moyen terme sur l’économie.

On est là sur une critique politique ?

Tout à fait, mais il s’agit d’une position que l’on tient depuis toujours. Le problème de l’indexation est que, dans un rythme d’inflation comme on l’a connu pendant trente ans, une indexation tous les deux ans est quelque chose de soutenable et qui a sans doute contribué à une forme de paix sociale, au coeur du modèle social luxembourgeois. Là, ce que l’on vit depuis dix-huit mois, c’est compliqué. La machine s’emballe. L’indexation récente, cela coûte environ 800 millions d’euros par an et par tranche aux entreprises. Et cela contribue, par l’augmentation des prix, à nourrir encore davantage l’inflation. Et enfin, on constate des conséquences sur l’emploi et l’investissement.

Le manque de flexibilité au travail et l’explosion des prix sur le marché immobilier sont des freins majeurs à l’attractivité du pays.

Quelles sont les principales urgences pour le Luxembourg afin de stopper cette phase de déclin, voire pour inverser la tendance ? Il y a notamment un besoin de modernisation pour rester compétitif face à la rude concurrence d’autres places fortes mondiales ou émergentes.

A travers les résultats du baromètre, on a vraiment identifié trois préoccupations majeures, aujourd’hui, exprimées par les entreprises, et des leviers d’action qui permettraient de restaurer la compétitivité et l’attractivité du pays. Le premier, c’est encore une fois le coût du travail. Nous, notre proposition sur l’indexation, c’est de dire que nous ne sommes pas contre. On dit simplement qu’il faut faire évoluer le système afin qu’il soit soutenable, en limitant à une indexation par an, en la plafonnant à partir d’un certain niveau de revenus, puis dégressif à partir d’un très haut niveau de revenu. On considère que l’augmentation des prix ne touche pas tout le monde de la même façon… Tout le monde n’a pas besoin de 2,5% d’indexation pour amortir la hausse des prix. On demande également une révision du système de calcul de l’indexation pour, notamment, sortir du système le tabac, l’alcool et les énergies fossiles.

Deux autres points nous semblent tout aussi importants : la question des talents pour commencer. Aujourd’hui, les entreprises luxembourgeoises éprouvent d’énormes difficultés à recruter. Et c’est un problème de compétitivité car elles ont besoin d’avoir les meilleurs talents disponibles. Le Luxembourg a besoin d’aller chercher ses talents ailleurs, car il n’y a pas ce qu’il faut sur le territoire national. On essaye, de notre côté, d’identifier des solutions. Sur la place financière, 17% des acteurs considèrent qu’en premier lieu, il faut faire évoluer la réglementation pour leur permettre d’attirer plus facilement des talents étrangers (organisation du travail plus flexible, mesures fiscales incitatives pour les recrutements, solutions pour régler les problèmes de logement) ; 19%, en parallèle, citent le recours accru au télétravail, qui est un gros problème. Il s’agit d’un vrai frein au recrutement. On a rencontré il y a quelques jours le directeur d’une grande banque de la place qui est également basée à Paris et qui nous disait que, dans la concurrence entre les deux villes, c’est difficile car en France, certains employés n’ont besoin d’aller à Paris qu’une ou deux fois par semaine et peuvent travailler en région le reste de la semaine.

En parallèle de cela, pas la peine de refaire un dessin sur l’évolution des priorités : il y a quinze ans on choisissait un boulot en premier lieu pour le salaire et les perspectives de carrière, aujourd’hui l’équilibre vie pro/vie perso passe avant tout. Et le Luxembourg perd du coup complètement son avantage de compétitivité.

Nous en parlions, la saturation du marché immobilier et l’envolée constante des prix représentent également un sacré handicap…

Il s’agit en effet d’un gros problème. Quand il faut attirer des talents internationaux indispensables pour développer les entreprises, aujourd’hui il y a deux solutions : soit on leur offre une vie de frontalier avec deux heures de transport tous les matins et deux heures tous les soirs, la galère, etc ; soit on leur dit de s’installer au Luxembourg et de mettre deux tiers de leur salaire dans leur logement. En gros, vous allez travailler pour vous loger.

C’est pour cela que nous défendons des évolutions profondes dans l’aménagement du territoire, dans les infrastructures de transport pour permettre une meilleure mobilité pour les travailleurs transfrontaliers. Concernant le logement, il existe une mesure que l’on réclame depuis un certain temps et qui nous semble complètement logique, c’est l’ouverture du domaine du logement abordable aux sociétés de droit privé, car aujourd’hui seules les sociétés publiques peuvent faire du logement abordable au Luxembourg. On estime que si les sociétés privées étaient en droit de le faire, cela pourrait accélérer la construction de logements abordables, ce dont on a absolument besoin. Les choses ne vont pas du tout assez vite pour l’instant et l’offre ne correspond pas du tout à la demande. Il faut accélérer et c’est un enjeu vital pour le pays, puisque que pas de logements, pas de nouveaux travailleurs, pas de nouveaux travailleurs égal des entreprises qui stagnent et qui peinent à se développer.

Le troisième point est évidemment la fiscalité des entreprises qui reste un levier important en matière de compétitivité. Les choses ont beaucoup bougé ces vingt dernières années, la compétition fiscale s’est accentuée. La majorité des pays développés ont fortement diminué la fiscalité des entreprises et le Luxembourg, qui a longtemps tiré son épingle du jeu en la matière, n’a plus le même avantage qu’auparavant.

En se basant sur les résultats de ce baromètre, la Chambre de Commerce a fait des propositions, notamment en vue des prochaines élections législatives. Quelles sont-elles ?

On souhaite jouer un rôle dans ce débat car c’est au coeur de notre mission institutionnelle. On est là pour défendre l’intérêt des entreprises et pour jouer un rôle de lobbying afin d’influencer le gouvernement pour que la législation soit favorable aux entreprises. Et les élections à venir sont le moment par excellence, et si on a souhaité réaliser ce travail en amont, c’est pour influer sur les programmes et qu’un certain nombre de nos propositions soient reprises.

On a édité six livrets thématiques autour des grands enjeux que nous avons identifiés pour l’avenir économique du Luxembourg : un sur la question des talents, le deuxième sur la transition environnementale, le troisième est consacré à la transition digitale, le quatrième sur le développement territorial, le cinquième sur l’attractivité et la compétitivité, et enfin le sixième qui va sortir dans quelques semaines qui sera consacré aux finances publiques et au financement des pensions.

On a au total une trentaine de mesures phares et une soixantaine de positions que l’on peut retrouver sur notre site Internet.

Tous les résultats et les conclusions du 9e baromètre de l’Economie sont à retrouver ici.

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